Depuis 2014, le sociologue Renaud Epstein publie sur son compte twitter des cartes postales des années 1960 représentant les grands ensembles. A l’époque où ils furent construits et pris en photo, ils incarnaient la modernité et les transformations de la France des Trente Glorieuses, bien loin de l’image des « quartiers » en difficultés, symboles de la « crise des banlieues » qu’ils sont devenus bien plus tard.
Cet article des Inrocks, publié en juillet 2019 (extraits ci-dessous), raconte comment est née cette collection de cartes postales de ZUP, les « Zones à Urbaniser en Priorité ». Renaud Epstein y souligne à quel point les grands ensembles furent divers dans leurs constructions, leurs paysages, et le sont toujours aujourd’hui dans les réalités que vivent leurs habitants.
Ce travail passionnant de documentation photographique est présenté ici sur le site Géoconfluences dans un article intitulé « Donner voir et faire réfléchir : les photographies des grands ensembles ».
Extrait de l’article des Inrocks « Chaque jour, il poste une vieille carte postale des ZUP pour « maintenir leur visibilité » (19 juillet 2019, par Mathieu Dejean) :
Auteur de la série “Un jour, une ZUP, une carte postale” sur Twitter, le sociologue Renaud Epstein nous explique sa démarche, à contre-courant des idées reçues sur “les quartiers”. Il prépare un livre à ce sujet, et son travail fait l’objet d’une exposition aux Rencontres de la photographie, à Arles.C’est un petit rituel que l’on prend plaisir à retrouver, de manière fortuite ou volontaire. Sur Twitter, chaque jour, le sociologue spécialiste des politiques urbaines Renaud Epstein publie une carte postale de ZUP (“zones à urbaniser par priorité”), ces grands ensembles construits à partir de 1958 pour loger les salariés aux abords des villes, dans la France en pleine industrialisation des Trente Glorieuses. Chaque photo est légendée du nom du quartier et de sa ville d’appartenance, avec la baseline récurrente : « Un jour, une ZUP, une carte postale ».(…)« La carte postale avait pour fonction de mettre en circulation des images. En les repostant sur les réseaux sociaux, je les remets en circulation, et ça génère un nouveau flux de discussion », se réjouit l’homme derrière « Un jour, une ZUP, une carte postale », à la terrasse d’un rade de Ménilmontant. D’ailleurs, son travail a été remarqué par le collectif allemand Initiative urbane kulturen, qui en a fait un papier peint exposé aux rencontres d’Arles en ce moment.Bien souvent, la célébration sur papier glacé de ces immenses barres d’immeubles surprend. Depuis des dizaines d’années, la représentation collective des quartiers populaires est négative, tant sur le plan esthétique que sur le plan des affects. D’ailleurs, ils se retrouvent régulièrement dans les médias sous le label homogénéisant de « problème des quartiers ». A contre-courant de cette stigmatisation, Renaud Epstein rappelle, avec une imparable régularité (il a posté plus de 1 500 cartes postales) que les « villes nouvelles » furent à une époque la fierté de la France. Et qu’elles sont incroyablement plus diverses qu’on ne le croit.

La promesse d’un avenir radieuxLe virus peu commun du collectionneur de cartes postales de ZUP l’a contaminé alors qu’il travaillait sur son mémoire de DEA (diplôme d’études approfondies), dans la seconde moitié des années 1990. Arrivé trop tôt sur son terrain d’enquête du moment – le quartier des Trois-Ponts, à Roubaix –, il découvre dans un bar local des cartes postales défraîchies, dont une qui représente son objet d’étude. « A l’époque, je trouve ça plutôt marrant. On n’imagine pas a priori qu’on a pu produire des cartes postales sur ces paysages, et qu’on se les envoyait, nous raconte-t-il. Je l’ai prise, comme je collectais d’autres traces pendant mes enquêtes. Puis je me suis laissé prendre au jeu. »A force de chiner au hasard de ses terrains, puis volontairement dans les vides-greniers et autres brocantes, il a accumulé plus de 1 000 cartes postales. Souvent colorisées – ce qui produit un effet rétro-futuriste saisissant –, elles exaltent une forme d’ivresse architecturale, de projection vers un avenir radieux, qui s’exprime dans des projets aussi pharaoniques que l’immeuble de la Muraille de Chine à Saint-Etienne (détruit en 2000), ou le quartier du Haut-du-Lièvre, à Nancy. « Le recto de ces cartes, c’est la France fière d’elle-même, qui se contemple. Les grands ensembles sont l’incarnation dans le paysage urbain du grand mouvement de modernisation qu’a connu la France des Trente Glorieuses », explique Renaud Epstein.

Pantin, Les Courtillières (Courtesy Renaud Epstein)
(…)Le rêve d’abondance et de modernité s’essouffle cependant à la fin des années 1970. Les grands ensembles subissent de plein fouet la désindustrialisation, le chômage et la pauvreté. En 2003, Jean-Louis Borloo lance le programme national de rénovation urbaine, qui consiste à transformer, voire démolir ces formes architecturales jugées obsolètes.En 2014, après avoir soigneusement scannées sa collection, Renaud Epstein commence donc sa série « Un jour, une ZUP, une carte postale » sur Twitter. « Ces cartes prenaient un sens différent. Elles n’étaient plus simplement la trace de ce que ces quartiers avaient été à leur création, elles étaient la trace d’un univers et d’un paysage en voie de disparition.«

Au-delà du fait divers et des idées reçuesCe n’est pas la nostalgie qui guide son geste, mais le sentiment qu’elles disent quelque chose qui échappe aux acteurs des politiques publiques. « On a produit une représentation unifiée, stigmatisée, négative des quartiers populaires, considérés comme des lieux de concentration des problèmes. Or, si ces quartiers sont comparables statistiquement, la nature des ressources qui y existent n’ont rien à voir. Les politiques à mettre en œuvre pour résoudre leurs problèmes non plus.« Et de citer à l’appui des zones aussi hétérogènes que le quartier du Clos du Roy à Vierzon, la Cité des Cosmonautes à Saint-Denis, ou encore le quartier Malakoff à Nantes.

Pourtant, les ZUP continuent à être perçues comme un seul bloc. Les thèses du géographe Christophe Guilluy n’y sont pas pour rien. Celui-ci a démocratisé dans ses livres une représentation honteuse des banlieues de métropoles, accusées de concentrer les aides publiques et les opportunités d’emplois au détriment de la France périurbaine blanche – ce que contestent fermement bon nombre de spécialistes, dont Renaud Epstein. L’absence, depuis 2017, de ministère exclusivement dédié à la Ville, témoigne aussi du caractère brûlant du sujet.« Un jour, une ZUP, une carte postale » aspire à contribuer, à sa modeste mesure, à lutter contre ces idées reçues. « Après des décennies à les traiter comme des problèmes, voire des menaces, on ne veut désormais plus parler des quartiers, c’est manifeste. » Et de conclure : « Poster ces cartes, c’est une manière de contribuer à maintenir leur visibilité, au-delà des faits divers. »