Le géographe David Harvey

Dans cette interview réalisée en 2012, le géographe radical raconte son parcours et explique une de ses notions clés dans l’analyse de la géographie du capitalisme : le « spatial fix ». A lire ici dans le numéro Printemps 2012 de la revue Vacarmes.

David Harvey en 2012, photo @Sébastien Dolidon

Extrait :

Pouvez-vous expliquer le concept, essentiel dans votre œuvre, de « fix spatial » ? Il est en effet très difficile à traduire.

« Fix », en anglais, a un double sens. Il renvoie d’une part à l’idée de fixer, d’arrimer quelque chose dans l’espace. Il désigne d’autre part le fait de résoudre un problème, de lui apporter une solution : on parle ainsi de « technological fix », de « political fix » ; et un fix, dans le lexique des drogues, est ce shoot qui apporte une solution à la sensation d’angoisse.

Quand je parle de « fix spatial », je me réfère à ce double sens. Partons de l’idée que la dynamique du capitalisme réside dans l’accroissement du capital : dans la nécessité de sa croissance et de son absorption. Mon grand problème est de savoir il croît. Quand on observe l’histoire du capitalisme, il apparaît qu’il a toujours répondu à l’exigence de son accroissement par l’expansion spatiale, c’est-à-dire l’investissement de nouveaux territoires. L’une des solutions (l’un des fix) de la crise des années 1970 fut la mondialisation : l’ouverture du monde, et notamment de la Chine, au capital. En ce sens, l’expansion et la reconfiguration géographiques ont toujours été des solutions apportées au problème de l’absorption des capitaux : c’est le premier sens de fix (solution) spatial. Mais concrètement, il apparaît aussi que le capital se « fixe » dans l’espace, s’y inscrit et le reconfigure : on construit des autoroutes, des ports, des voies ferrées. Le monde dans lequel nous vivons est de plus en plus caractérisé par le capital fixé dans le sol. Les deux significations de « fix spatial » sont clairement reliées. Pour être plus précis, la première dépend de la seconde. Quand la Chine s’ouvre à l’accumulation du capital, l’un des préalables est de construire des lignes de transports et de communications, des infrastructures portuaires pour la conteneurisation… — toutes choses qui sont « fixées » dans l’espace, au sens où elles ne peuvent bouger. La plupart du temps, il apparaît impossible de trouver des solutions au problème de l’absorption des capitaux sans un investissement initial dans un capital ainsi fixé : il était difficile pour le capital de se déplacer vers la Chine tant qu’il n’existait pas d’infrastructures de transports et de communications adéquates. Cela conduit à ce que j’appelle le « culte du cargo capitaliste », et qui consiste à construire des infrastructures en espérant qu’il en résultera un fix spatial. On construit une nouvel aéroport en pariant sur un trafic aérien à venir ; on construit un port en supposant qu’un développement s’en suivra… Parfois cela marche, parfois pas.

Il y a donc une relation complexe entre les deux sens du mot fix. Mais on voit bien, dans l’histoire, comment le volume de l’investissement dans les infrastructures « fixées » dans l’espace vise à contraindre et orienter les mouvements de capitaux. Parce que si ces vecteurs restent inemployés, tout le capital qui s’y est fixé est dévalué. Il y a donc une immense pression politique et économique pour valoriser le capital « fixé » dans tel ou tel espace.

Quelle que soit la traduction française retenue, il faudrait qu’on y entende la tension, voire la contradiction, entre le mouvement et l’immobilisation : le capital doit se déplacer librement dans l’espace, mais il en est de plus en plus prisonnier.

A lire en français : Géographie de la domination, publié en 2008 aux Editions Les prairies ordinaires. Y sont traduits en français des essais publiés par David Harvey en 2001 dans Spaces of Capital : Towards a Critical Geography.

Pour approfondir en anglais : le site de David Harvey, avec ses cours sur Le Capital de Karl Marx disponibles en video et podcasts.

Voir aussi la présentation de la géographe Cécile Gintrac, ici.