Qullissat (Groenland)

En 1974, Sumé dénonce avec la chanson « Qullissat » la fermeture brutale d’une mine de charbon exploitée au Groenland depuis les années 1920. Ce groupe de rock marquera les années 1970 par ses textes engagés, chantés en kalaalissut, leur langue maternelle groenlandaise, et plaidant pour l’autonomie du Groenland.

En 2012, 40 ans après la fermeture de la mine, le groupe a redonné un concert en plein air sur place, à Qullissat,  : la video ci-dessous montre d’abord leur arrivée en bateau à Ilulissat, la grande ville de la baie de Disko, puis à Qullissat, l’ancienne ville minière désormais totalement à l’abandon. Plus de photographies sur le site Greenland Photos, @Lars T. Christiansen.

Le titre repris sur la video est le titre éponyme de l’album de 1974 et c’est l’un des très grands succès de Sumé : Inuit Nunaat (littéralement « La Terre des Inuits »). C’est devenu un quasi hymne groenlandais ! Voici les paroles en français :

J’ai toujours suivi
Ce qu’il se passait dans mon pays
Je suis très surpris
De la rapidité du développement.
D’où viennent-ils
Que veulent-ils ici
Dans le pays inuit?
Ils mélangent notre sang avec leur sang
Ils le mélangent avec leur culture
Ils appellent ça civilisation
Mais qu’est-ce que la civilisation?
D’où viennent-ils
Que veulent-ils ici
Dans le pays inuit?
Nous ne voulons plus y prendre part
Nous voulons suivre notre chemin
Nous ne voulons plus y prendre part
Ils doivent vivre comme les Inuit
Dans le pays des Inuit
Nous qui avons toujours suivi
Ce qu’il se passait dans notre pays
Avons été toujours plus influencés
Par leur façon de gouverner dans le monde extérieur
Que font-ils
Vers quoi se dirigent-ils ici
Dans le pays inuit?
Tu peux le changer
Si tu veux être toi-même
Tu peux le faire
Si tu veux être toi-même
Choisissons de nouveaux chemins
Tous unis.

Le documentaire Sumé – The Sound of a Révolution, revient sur l’histoire de ce groupe. Voici la présentation qu’en fait le site film-documentaire.fr :

En 1973, le Groënland faisait partie du royaume du Danemark depuis plus de 200 ans. Pour les habitants du pays, le seul moyen de faire des études se trouvait à 4 000 kilomètres de distance au Danemark. Là-bas, loin de chez eux, une jeune génération de groënlandais a trouvé sa voix. Malik Hoegh et Par Berthelsen se sont rencontrés lorsqu’ils n’étaient qu’étudiants à Copenhague et ont fondé Sumé, le premier groupe rock à chanter en groëlandais. Leurs chansons politiques dénonçaient les injustices sociales au Groënland et se retrouvèrent bientôt sur chaque tourne-disque de l’ancienne colonie. Les textes poétiques du charismatique Malik ont inspiré aux auditeurs l’envie d’utiliser leur langue maternelle marginalisée et de devenir politiquement actifs. Les chansons de Sumé sont devenues la bande originale des premières protestations de jeunes groëlandais contre l’administration danoise et en faveur de l’autonomie. Après les tournées au Groënland, en Scandinavie et une offre du groupe britannique Procol Harum, les deux musiciens ont décidé de ne pas poursuivre leur carrière professionnelle. Les trois albums qu’ils ont sorti avant 1979 devaient accompagner le Groënland vers l’autonomie vis-à-vis du royaume. Comme ce documentaire atmosphérique groënlandais le démontre, le message anti-colonial de Sumé reste pertinent et valable encore aujourd’hui.

Pour en lire plus : cet article de Maeva Glardon publié en 2002 : « Le rock groenlandais : un moyen privilégié d’expression dans un pays qui se questionne » .

On y trouve la traduction du titre Qullissat, et une présentation du contexte dans lequel il a été composé :

Qullissat

L’argent est souverain
Souverain pour le gouvernement et les politiciens
Il conduit au désastre
Ha-iar
Désiré par tous
Il est la cause de l’exploitation
Vous, travailleurs, vous n’êtes rien
Et vos opinions ne comptent pas
Qullissat a été fermé
Les travailleurs ont été abandonnés
Déportés vers le malheur – Ha-iar
Ils ont été précipités en bas
Vous regardiez alors qu’ils tombaient
Où étaient vos opinions?
Vous, les silencieux, n’êtes rien
Vos opinions ne comptent pour personne
Qullissat
Qullissat
Qullissat
Qullissat
Maintenant nous pouvons revenir à la vie

Commentaire de Maeva Glardon  :

Ce morceau porte le nom d’un hameau, Qullissat (entre Ilulissat et Uummannaq), qui fut le lieu de l’exploitation d’une mine de charbon. Lors de son ouverture, ce sont plus de deux mille personnes qui ont quitté leur village pour y travailler, brisant les liens avec leur familles. Les travailleurs groenlandais y étaient exploités; leur salaire était dérisoire comparé à celui des Danois effectuant le même travail. Mais il leur permettait d’acquérir entre autres trois « biens » importés par les Danois : l’alcool, le tabac et le sucre. Ces produits n’étaient pas des nouveautés pour les Groenlandais : les premiers missionnaires les échangeaient déjà contre des peaux de phoques ou de renards polaires. Mais un salaire, aussi misérable soit-il, leur permettait bien sûr de se les procurer beaucoup plus facilement. Au-delà de la dépendance qu’induisaient ces trois éléments en particulier, les importations danoises allaient également modifier les habitudes alimentaires des Groenlandais ainsi que certaines habitudes domestiques (par exemple en remplaçant les peaux des bêtes qu’ils chassaient par des textiles). Le système monétaire implanté par les Danois allait de plus faire naître un désir d’enrichissement, qui n’existait pas avant. Malik décrit donc l’argent comme un facteur de dépersonnalisation : maître absolu d’un monde nouveau au Groenland, il rend esclaves tous ses sujets. Le texte de cette chanson ne dénonce pas que les méfaits de l’argent : la politique danoise est également attaquée. Celle-ci ne respecte nullement l’égalité supposée entre Groenlandais et Danois : ces derniers “exploitent » les premiers, puis les “abandonnent » et les “déportent vers le malheur ». La fermeture de la mine en 1972, lorsqu’elle n’était plus rentable, a en effet été une véritable catastrophe sociale. La plupart des anciens travailleurs avaient perdu leur racines lors de leur isolement et se retrouvaient sans foyer ni travail, ayant probablement oublié la chasse comme la pêche. Beaucoup d’entre eux ont été placés dans des HLM, principalement à Ilulissat, devenant ainsi les premiers chômeurs d’une économie salariale encore toute fraîche. Il faut encore noter que la chanson s’adresse finalement à ceux qui sont conscients de ce qui se jouait là-bas mais restent muets; on peut donc la prendre comme un appel à réagir. La chanson se termine enfin sur une note positive, chuchotée, évoquant un possible « retour à la vie » suite à la libération — certes non désirée — de cette relation de dépendance.

L’album de 1974, Inuit Nunaat, en entier dans la video ci-dessous :

Et celui de 1973, Sumut :