Le droit au froid – Sheila Watt-Cloutier

A l’occasion de la traduction en français, en 2019, de son livre Le droit au froid, Sheila Cloutier était interviewée par France Info (voir la video ici) et par Le Monde : extraits ci-dessous.
Sheila Watt Cloutier

Interview publiée le 28 mai 2019, dans le journal Le Monde (France). Propos recueillis par Anne-Françoise Hivert:

Extraits :

Née à Kuujjuaq, dans le Nunavik, au nord du Québec, Sheila Watt-Cloutier, 65 ans, a fait de la défense des droits économiques, sociaux et culturels des Inuits le combat de sa vie. Elue au Conseil circumpolaire inuit, qu’elle a dirigé entre 2002 et 2006, elle a participé aux négociations de la Convention de Stockholm, interdisant les polluants organiques persistants. Lauréate du Right Livelihood Award, le Nobel alternatif, elle a lancé en 2005 une des premières actions en justice climatique, en réclamant la reconnaissance du droit au froid par la Commission interaméricaine des droits de l’homme, et vient de publier Le Droit au froid (Ecosociété, 2019).

Qu’est-ce que « le droit au froid » ?

Pour nous, Inuits, la glace, la neige, le froid sont nos forces vitales. Nous luttons pour le droit d’être ce que nous avons toujours été. De chasser, de subvenir à nos besoins, d’élever nos enfants, de vivre en tant que peuple indigène, comme nous l’avons toujours fait. Ce droit est menacé par les changements climatiques. Il est aussi lié au droit du reste du monde d’avoir un environnement sain. Car tout est connecté.

L’Arctique, dites-vous, est le baromètre du monde…

C’est le système de climatisation de la planète et il est en train de se casser, ­entraînant le changement des courants marins, des conditions météorologiques… Ce qui se passe dans l’Arctique est connecté à la montée des eaux menaçant les petites îles de pays en développement, aux ouragans en Floride ou à La Nouvelle-Orléans, aux tornades, aux incendies et à la sécheresse. Il faut comprendre cette connexion géographique, mais aussi humaine. Je le répète depuis quinze ans : si nous protégeons l’Arctique, nous sauvons la planète. Les Inuits en sont les sentinelles.

Quels ont été les premiers signes du changement climatique ?

Nos chasseurs sont sur la glace au quotidien. Ils ont été les premiers à en observer la transformation. Sa formation de plus en plus tardive. Sa rupture de plus en plus précoce. Prenez la rivière devant chez moi. C’est la mi-mai et elle est déjà en train de s’ouvrir. Nous faisons face à des vagues de chaleur comme jamais auparavant. On peut avoir trois saisons dans la même journée. Quand j’étais enfant, nous portions toujours un manteau pendant l’été. Je n’avais pas le droit d’aller me baigner dans la rivière. Il y a des jours, désormais, où toute la communauté s’y retrouve. On voit aussi ­apparaître des oiseaux, des poissons ou des insectes qu’on ne connaît pas.

Quelles sont les conséquences de ces changements pour votre peuple ?

C’est d’abord une question de sécurité. Avant, les chasseurs pouvaient facilement déchiffrer la glace. Ce n’est plus le cas. Parce que l’eau se réchauffe en dessous, elle est devenue imprévisible. Nous continuons de chasser, mais les ­règles ont changé. Cela a un impact économique. Pour atteindre les endroits où ils se rendent depuis des générations, nos chasseurs doivent modifier leurs trajets.

(…)

Quelle est la solution ?

Il faut humaniser le problème. Nous avons mal communiqué depuis des ­années, en nous concentrant sur la protection de la vie sauvage, alors qu’il s’agit de celle de nos enfants, de nos ­petits-enfants… Il a fallu plus d’une quinzaine d’années pour que nous commencions à le réaliser, et qu’apparaisse la mobilisation de cette jeune Suédoise, Greta Thunberg, et de sa génération, pour qui j’ai énormément d’admiration.

Parler de l’humain, pas des ours polaires ?

Exactement. Les ours polaires sont devenus une icône du changement climatique, même si, dans le Nunavut, leur nombre reste élevé. Du coup, le monde entier a découvert l’Arctique à travers leur mode de vie, au lieu de celui des peuples qui y vivent. C’est triste. Il faut réintroduire une dimension humaine.

(…)

Pourquoi les peuples indigènes ont-ils autant de mal à se faire entendre ?

Nous sommes marginalisés dans les conférences sur le climat. Souvent, les ­Indigènes ne sont pas représentés lors des négociations entre les gouvernements. Nous sommes confinés aux événements annexes. Il est difficile de mettre en avant un visage humain, la perspective des droits de l’homme. A Paris, le passage qui y faisait référence dans le texte a été transféré dans le préambule. C’est une question de politique, et les Etats ne sont pas d’accord.

Vous dites que les défenseurs des animaux ont compliqué votre vie. Pourquoi ?

Le sentimentalisme mal placé de certains environnementalistes nous a joué un mauvais tour. Prenez l’interdiction de la chasse aux phoques. Nos chasseurs en dépendaient pour nourrir leurs familles, mais aussi pour subvenir à leurs besoins avec la vente des sous-produits. Du jour au lendemain, ils n’ont plus rien touché, ce qui a non seulement eu un impact ­financier, mais aussi sur leur dignité.

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Paradoxalement, le réchauffement climatique présente de nouvelles ­opportunités économiques pour les peuples indigènes, à travers les activités d’extraction. Mais vous les mettez en garde…

Jamais nos peuples n’ont reçu d’aide pour développer des activités en accord avec notre culture, protectrice et non destructrice. Aujourd’hui, l’exploitation de nos sous-sols est la seule carotte en face de nous. Alors évidemment, nos communautés pauvres sont tentées. Il faut des ­alternatives. Dans le Nunavut, un mouvement est en train de voir le jour, pour faire de la protection de nos terres une activité économique reconnue.

(….)